Godwrath D. Abel, Démon du Clan Godwrath. [Terminé]

- Chapitre 1er : une naissance problématique -

En avril, ne te découvre pas d'un fil... tel est le dicton. Visiblement, le chef de la famille Godwrath ne l'entendait pas de cet oreille, lorsqu'il déposa Abel, à peine né, sur le rebord d'une route. Un garçon né avec un Situs Inversus - emplacement des organes inversé - n'était tout simplement pas concevable au sein d'une famille religieuse aussi illustre que celle des Godwrath. Fils d'une catin et d'un démon, disait-on, au grand dam de la mère qui se voyait gratifié au passage d'un qualificatif on ne peut moins flatteur. Il était en effet admis au sein de ces grandes familles que les enfants atteints de cette malformation congénitale - pourtant sans incidence pour la santé - n'étaient que des rebus, rejetons nés de la négligence d'une Femme assez bête pour s'être laissé trompée par le Démon ayant pris la forme de son mari. Bien évidemment, dans les faits, il n'en était rien, et les enfants atteints de Situs Inversus étaient parfaitement normaux, et engendrés par des hommes et des Femmes tout ce qu'il y a de plus banaux... Mais pour en revenir au garçon dont il est question ici, il semblerait que le destin avait prévu de l'utiliser afin d'achever les nerfs de son père. Car en effet, 4 jours plus tard, un commerçant qui pensait bien faire - c'est le comble - ramena le garçon à son père, qui était visiblement fou de colère que le Seigneur n'ait pas daigné punir ce fils non-désiré. Certes, le garçon - nommé entre-temps Abel par convenance - était en piteux état, mais il était encore en vie, ce qui était remarquable pour un nourrisson à peine sorti du ventre de sa génitrice...

Ce ne furent pourtant pas les occasions qui manquèrent au Patriarche pour tenter de se débarrasser de l'indésirable bambin, au grand dam de sa mère et des enfants aînés, peu à l'aise avec ces coutumes venues d'un autre âge. Toute la splendeur des traditions Godwrath était d'ailleurs concentrée dans cette règle ridicule, car si le garçon était honni pour son désordre organique interne, il n'était cependant pas toléré que celui-ci soit tout simplement assassiné, cela aurait été un crime devant Dieu. Non, il fallait l'abandonner, et laisser le Divin châtier lui-même le bambin qui avait commis l'affront de son existence-même. Mais cela était sans compter sur des circonstances plus que rageantes pour le Père Godwrath, car à chaque tentative, le petit Abel revenait d'une manière à chaque fois différente, soit ramené par un quidam de passage, soit charrié par le fleuve jusque dans la fontaine du jardin, ou encore - véridique - retrouvé dans un cageot de choux et de carottes venant de l'autre bout du monde. Visiblement agacé par ce survivalisme aux accents de surnaturel, la seule conclusion logique ne fut pas de revenir sur sa propre sottise crasse, mais de considérer que cela ne pouvait être qu'un nouveau tour du Malin. Plutôt que de courir après la sentence divine d'un Dieu visiblement en RTT, il fut alors décidé que serait éloigné ce garçon plutôt encombrant. Ce fut alors à l'âge de 1 an, qu'Abel se vit offrir un aller direct vers le régiment de la Rose-Croix, fleuron militaire de la Discipline et de l'Embrigadement, véritable usine à tueurs, au but inchangé depuis des siècles : former des spécialistes ès-guerre pour les faire ensuite s'enrôler au sein de l'armée de Red Line...

- Chapitre 2 : la Machine née de l'Homme -

Ce qui choque en premier lieu, lorsque l'on pénètre dans un lieu tel que la Caserne Ecclésiastique de l'Ordre de la Rose-Croix, c'est le contraste entre religion et guerre, entre pureté de l'or et éclat terne du métal brossé, ce contraste à l'image du nom-même de l'institution. Ordre religio-militaire depuis des lustres, la Rose-Croix avait pour habitude de récupérer ses soldats à tout âge. Le plus jeune de tous, cependant, fut Abel, du haut de son année et demie, qui s'était alors vu gratifié d'une adjudante-chef Géante en guise de nounou. Malgré tout, le jeune garçon grandit, se vit offrir une formation scolaire exemplaire, et fut instruit aux arts de la guerre ainsi qu'à l'Education religieuse. Jusqu'à ses 10 ans, il fut plutôt préservé de la rigueur militaire, comprenez par là dispensé d''heures d'entraînement. Par chance, cette bonne vieille Gruntilda - notre nounou gigantesque - avait la main leste sur l'apprentissage. En dépit des ordres supérieurs émanant des cellules grises du clan Godwrath, Gruntilda avait toujours refusé de traiter un marmot comme un vulgaire trouffion, estimant qu'un gamin aussi jeune se devait d'être un minimum protégé & couvé (comprenez par là, éduqué aux steacks de rois des mers et au lard depuis son plus jeune âge). Selon l'avis d'Abel, ce fut une chance, car Gruntilda lui évita d'être le soldat sans âme, taillé au glaive que l'on voit en figurines sur les étals des magasins pour enfants. Cet once d'éducation maternelle - "once", car obliger un enfant de 8 ans à chasser le monstre au petit déjeuner reste un modèle éducatif très peu prisé des mères de famille, avouons-le - aura permis à Abel d'avoir une faille ouverte dans son esprit, siège d'émotions, de sentiments, mais aussi de libre-arbitre. Faille sans laquelle, il est certain, Abel n'aurait pas pu réfléchir comme il le fit un peu plus tard... mais revenons-en au sujet : l'embrigadement militaire d'Abel. Loin d'être encore assez mûr pour être réfléchi, Abel se contenta de suivre le programme complet des recrues de la Rose-Croix dès le début de sa dixième année.

Méthodique, précis et intelligent, Abel fit rapidement ses preuves, malgré la fragilité toute relative de son corps encore frêle. Enrôlé dans des opérations spéciales sur des terrains aussi rudes que les zones hivernales de Red Line, Abel dut faire face à la logique de sélection naturelle. Beaucoup périrent durant cette période, comme chaque année, et les éléments trop faibles sont écartés de l'Ordre de cette manière. Il est tout de même intéressant de constater que ce petit bonhomme, à la seule force de son caractère, ait pu survivre à un environnement aussi brutal. D'aucuns diraient que la chance l'accompagnait à cette période de sa vie, d'autres affirmaient en secret que c'était la main de Dieu qui était sur son épaule. Bien évidemment, l'hypothèse la plus répandue à l'époque fut logiquement l'empreinte du démon souillant son âme depuis sa maudite naissance. Comment penser que ce genre d'idioties pourrait disparaître avec les années ? Cela relevait de l'utopie... C'est ainsi que le petit Abel se renforça, se muscla, et devint petit à petit le soldat parfaitement réglé, ordonné et obéissant. Jusqu'à la fin de son adolescence, il servit avec docilité, se fondant dans la masse des soldats du rang, l'avant-dernière étape avant de prétendre rejoindre l'armée de terre de Red Line officiellement.

Ce fut également à cette période, qu'Abel reçut son premier courrier personnel signé "Godwrath". Grands Dieux, non, ce ne pouvait être son père ni sa mère, mais son grand frère, encore inconnu au bataillon, qui débuta la prise de contact entre les enfants légitimes et l'illégitime. Alexander, de 18 ans son aîné, avait alors presque la trentaine et oeuvrait déjà au sein de la Marine. Nul ne sait pour quelles raisons il décida d'aller outre les serments, mais le fait était là. Celui-ci avait porté de l'intérêt pour ce petit frère inconnu, et passa toutes les années suivantes à correspondre avec l'éloigné. Contre toute attente, ce courrier fraternel ouvrit la voie à d'autres, tous aussi inattendus que les autres, bien que plus rares dans leur fréquence. Après avoir fait la connaissance du solide Alexander, Abel put donc enfin découvrir la froide Integra, l'étrange Søren, le sage Gouken, et les autres. D'après Abel, Alexander serait à l'origine de cet afflux - bien que faible - de lettres, apportant un peu de lumière aux ténèbres d'une formation militaire réputée pour être l'une des plus rudes et cruelles parmi celles dirigées par le clan Godwrath... Ce fut tout naturellement que le jeune garçon correspondit le plus souvent avec Alexander, narrant ses terrains et ses formations, à raison d'une lettre tous les deux mois. Loin de tirer l'esprit assombri du jeune homme hors des frontières de l'Ordre, tout psychologue pourra prouver que ce rai de lumière timide entretînt le fragment d'humanité qui restait tapi dans l'ombre de son esprit. mais ne nous lerrons pas, Abel devint tout de même un soldat froid et sagement obéissant, le genre d'homme-jouet qui fait la fierté des Etats-Majors du monde entier.

- Chapitre 3 : le Démon né de la Machine -

Après huit longues années de formation intensive, Abel put enfin atteindre l'âge d'entrer au service de l'armée de terre de Red Line. Cependant, détail souvent oublié des livres d'histoire, un soldat sorti d'un ordre ecclésiastique comme celui-ci, y était tout de même affilié d'une certaine manière. Si Abel rejoignit l'armée en tant que soldat d'élite, il était toujours rattaché à un département spécialisé de la Rose-Croix, inconnu du grand public, mais oeuvrant pour les mêmes buts que le Gouvernement : le régiment numéro zéro d'Extorsion d'Informations & de Sauvegarde des Données. Plus communément, si l'on veut passer outre les appellations pompeuses, ce régiment aurait pu être nommé "Torture et Exécution des Dissidents"... C'est à ce moment-là qu'intervient la prochaine étape de l'évolution d'Abel : passer de la machine au démon personnifié, ce qui seyait plutôt bien à celui que l'on qualifiait comme tel depuis le jour-même de sa naissance. Sans broncher, ni ne poser de questions, Abel fut donc formé sur le tas à apprendre et pratiquer toutes sortes de méthodes de tortures. Et il faut avouer que les Godwrath, tout comme l'armée, s'y connaissait atrocement bien, rivalisant d'ingéniosité dans l'art d'être inhumain... Abel devint étonnamment doué dans cet exercice, allant même jusqu'à utiliser son peu de libre-arbitre pour imaginer - quelle horreur - que ces pratiques étaient parfaitement justifiées et utiles. Il en vint à utiliser son don pour la souffrance avec un brio tel que ses supérieurs frissonnaient à l'idée de travailler avec. Visage neutre, toujours sans le moindre éclat de folie, Abel faisait son travail comme un fermier ramasse les oeufs de bon matin dans son poulailler. Très méticuleux, nombre de révolutionnaires, voire de pirates, passèrent entre ses mains expertes pour ne plus jamais les quitter, le but étant de soutirer un maximum d'informations, puis de clore toute possibilité que cela ne s'ébruite à la portée d'autres oreilles.

A chaque fin de journée, le sang maculait son visage clair. A cette étape, il était encore impossible pour lui de se rendre compte de la portée de ses actes. Habitué à suivre les ordres et à avaler une soupe verbale pourtant indigeste et distribuée en permanence, on le surnomma « Dameon ex Machina », ce qui signifiait en langue ancienne « Le Démon né de la Machine », une façon assez métaphorique de reconnaître l'évolution entre le soldat de base certes obéissant, et celui qui dépassait ce stade pour atteindre la cruauté extrême. Quoi qu'il en fut, Abel continua pendant environ 7 ans dans cette voie, satisfait de cette place, malgré les remarques de son grand frère qui, même si elles évitaient de montrer trop de dissidence à l'égard de l'armée, exprimaient un certain désaccord avec ce qu'était devenu Abel, le faux-démon devenu démon...

- Chapitre 4 : la Vérité est une Lumière aveuglante pour qui rejette la Vertu -

A l'aune de ses 30 ans, Abel fut décoré pour ses bons et loyaux services. Pensant à tort que son zèle provenait de sa foi inébranlable en la lutte contre la dissidence, le Gouvernement proposa que l'on confie à Abel des missions plus variées, des missions d'infiltration en partenariat avec certaines branches du Cipher Pol, la police secrète du Gouvernement Mondial. Grande première pour Abel, ces missions à travers le monde renforcèrent certaines de ses connaissances en torture - et en sciences médicales, ironiquement - tout en le plaçant au contact des civils qu'il avait normalement plus souvent l'occasion de rencontrer en tête-à-tête dans une geôle sombre que sur une place de marché. Durant plusieurs années, il s'occupa de faire circuler son « savoir-faire » en assistant des espions autour du monde, participant parfois à des opérations d'infiltration.

Mais le risque de voir Abel découvrir les véritables raisons de la lutte des dissidents - impossible à prévoir pour l'armée - n'était pas négligeable. Et ce fut une rencontre avec un grand nom de la Révolution qui changea l'esprit d'Abel à jamais... Capturé lors d'une opération à l'organisation catastrophique, le soldat fut jeté en geôle, dans l'obscurité, sans ne plus rien voir ni entendre. Impossible de deviner la localisation de l'endroit, et les chaînes en granit marin rendaient toute tentative de fuite avortée d'avance. Pendant un mois entier, s'étendait le règne du silence absolu. Ni désespoir, ni peur, ni doute. Abel se contenta d'attendre sagement la venue de probables alliés qui sauraient le sortir de là pour ensuite embarquer tout ce beau monde et lui offrir sur un plateau d'argent. Or, ce ne fut pas le cas, et un deuxième mois passa, sans aucun bruit à part celui d'une gamelle quotidiennement jetée à sa figure et au contenu louche. Au bout du sixième mois, à un moment qu'il était impossible de déterminer, une voix perça le silence avec ces mots : « M'entends-tu, soldat ? ». Ce à quoi Abel avait répondu « Enfin, vous êtes là ! ». Puis le silence. Pendant une bonne heure, plus aucune voix ne se fit entendre. Puis, de nouveau, elle revint, demandant à Abel comment celui-ci se portait. Visiblement déçu de se rendre compte que la voix ne l'aiderait pas à sortir, il avait répondu des banalités affligeantes, pensant à une farce de la part de ses ravisseurs, ou a une espèce de torture psychologique. Mais la voix, quotidiennement, vint lui parler, s'intéressant contre toute attente à ces banalités grotesques.

Au bout d'un an de captivité, avec pour seule compagnie une voix masculine neutre mais agréable, Abel s'était habitué à la possibilité d'un emprisonnement définitif, prenant plaisir à entendre cette voix, et à converser avec de sujets lambdas. Ce faisant, Abel apprenait des choses qu'un soldat comme lui ne pouvait connaître, comme la recette de la morue poêlée, ou la façon de construire une cabane au fond des bois. C'était une relation très étrange, à bien y réfléchir, car Abel n'eut jamais le réflexe de demander à la voix qui elle était. Au bout d'un moment, ce fut la voix qui lui posa cette question, faisant part de son étonnement vis-à-vis de ce manque d'intérêt pour son origine. A cet instant, Abel s'était rendu compte de cette situation affligeante : il n'avait jamais posé de questions, n'avait jamais remis en cause cette voix qui, en fait, possédait la cadence verbale des chefs d'armée. Soudainement, lors de cette prise de conscience, la voix changea de timbre. Plus sûre d'elle, légèrement chantante mais balançant tout de même dans des tons graves, la voix lui fit alors comprendre toute l'ironie de son existence, tellement réglée qu'Abel avait inconsciemment obéi à l'existence cette voix qui lui rappelait celle de ses maîtres. Ce ne fut pas le déclic de sa vie, mais cela suffit alors pour qu'Abel puise sans le savoir dans cette faille spirituelle dont nous avons parlé plus tôt dans un autre chapitre. Son esprit prit peu à peu le réflexe de se poser des questions, et de renchérir à la voix de cet inconnu qui lui semblait sympathique malgré la situation... « Qui es-tu ? », avait-il finalement demandé.

Un an passa après le début de son incarcération, et Abel n'avait eu aucune réponse. Il lui fallut tout ce temps pour commencer à s'énerver, scandant qu'il cesserait de parler si jamais il n'obtenait toujours aucune réponse. Finalement, la voix lui avait assuré une réponse prochaine, seulement après avoir affirmé qu'il lui restait une chose à montrer... Après avoir confié une bougie et des allumettes à Abel entre deux gamelles de soupe infâme, la voix lui certifia qu'il devait d'abord réhabituer ses yeux à la lumière, au risque de devenir aveugle le jour où elle lui montrerait ce qu'elle devait lui montrer. Etonamment perplexe, pour le plus grand plaisir de l'inconnu, Abel s'exécuta tout de même, consacrant quelques minutes par jour à regarder les flammes danser sur les murs dans un premier temps - en attendant de pouvoir véritablement fixer la flamme - pour ensuite pouvoir enfin contempler ce qu'il était devenu, dans cette geôle miteuse dont le régime. Allure spectrale, cheveux ternes, vêtements moisis... cela lui faisait peine à voir. Pour la première fois de sa vie, il avait été fragilisé, vaincu par une torture psychologique à l'efficacité diablement pire que ses propres méthodes. Il passa ainsi quelques temps, avant que la voix ne revienne, pour lui apporter une nourriture qu'il n'avait plus vu depuis des mois... « Ce n'est que du pain, mais cela aidera ton estomac à se renforcer après un régime liquide de longue durée. Egalement, malgré tes chaînes, essaie de faire des semblants de pompes, tu réhabitueras tes poumons à respirer pleinement, et tes muscles arrêteront de fondre. », lui avait-elle dit. Abel se jeta sur la nourriture, bien que sa trachée lui faisait atrocement mal. La promesse d'avoir de l'eau claire le lendemain suffisait à lui faire endurer cette nouvelle torture.

Un matin, alors qu'Abel dormait encore, un bruit de frottement le fit sursauter. Intrigué, il colla son oreille contre le mur, puis un fin rai de lumière jaillit dans la geôle, agressant ses yeux. Après quelques minutes, le soldat se risqua à observer à travers... pour se confronter à la lumière du soleil. Impossible de décrire par des mots la joie indicible qui anima le coeur d'Abel ce jour-là. Ereinté par une année de souffrance et de frustration, l'ecclésiaste crut renaître en ce jour, grâce à un simple et minuscule rayon de soleil. Puis, passé la frénésie, Abel crut entendre des voix. Clignant des yeux avant de réellement voir à travers le minuscule trou, il aperçut une cours en bordure de la mer, avec des enfants joueurs et des parents rieurs. Le coeur d'Abel fit un bond, et il s'évertua à crier de toutes ses forces afin d'appeler à l'aide, avant qu'une violente quinte de toux ne calme toute sa folie passagère, l'envoyant au tapis en une fraction de seconde. La voix fit son apparition juste après, derrière l'épaisse porte d'ébène de la geôle. « Ne te fatigue pas, avait-elle dit, car les murs sont trop épais pour qu'ils puissent t'entendre, même si ce trou te donne l'impression de pouvoir t'adresser à eux. Puis ménage ta voix, elle n'a pas porté depuis longtemps, et à force de crier, tu risque de te déchirer les cordes vocales. ». La voix lui expliqua qu'elle était à l'origine de ce trou, qu'elle avait ses entrées dans ce lieu, et qu'elle souhaitait lui montrer ce qui lui était cher. Ce à quoi Abel avait répondu « pourquoi ? », tout naturellement, mais la voix s'était contenté de soupirer, en promettant qu'il comprendrait le moment venu. A ce moment, Abel se contrefichait de ces histoires d'identité de la voix, trop captivé par l'observation de cette vie qui grouillait, là-dehors, si proche et pourtant si loin...

Un mois passa, et Abel ne cessait de scruter à travers ce petit trou, devenu son meilleur ami, pour y observer tout ce petit monde qui remettait de la couleur dans son coeur. La voix, par moment, venait commenter ce qu'Abel disait voir. Il avait oublié sa question de départ, l'identité, comme si une peur inconsciente lui intimait l'ordre de ne pas risquer de perdre ce petit trou de bonheur. Pourtant, un jour, alors que la voix était encore là à parler à Abel pendant que celui-ci observait une partie de balle au prisonnier, une gigantesque détonation éclata, secouant la terre, et ébranlant les murs. A l'affut, Abel tourna son regard vers la porte, avec le réflexe de chercher une quelconque explication de la part de la voix... « Alors ils nous ont trouvés, finalement... quelle bande de chiens. », avait-elle dit, avec une pointe d'énervement complètement inattendue de sa part. Abel avait demandé qui, mais un simple regard à travers le trou suffit à lui donner une réponse : une flotte de navire puissamment armés et arborant le pavillon de... la Marine. Un boulet siffla, puis frappa le milieu de la cours avec grands fracas, moult langues de feu s'échappant de l'explosion. La voix ne répondait déjà plus, certainement occupée à réagir à cette attaque. La fumée de l'impact se dissipa, révélant des corps juvéniles inanimés, ou des membres arrachés. Les yeux d'Abel se crispèrent, s'écarquillèrent, il était le témoin impuissant d'un véritable carnage, d'un massacre d'innocents qu'il ne pouvait enrayer. Une colère aveugle s'emparait de lui, alors qu'il commençait à faire le lien entre sa formation de soldat, et la force qui en découlait, capable de sauver tous ceux qui lui avait redonné la lumière sans le savoir... La frustration monta en lui, secouant ses muscles endoloris, alors que derrière lui, une porte grinçait, et que de fortes poignes l'enserraient pour le tirer en arrière. Se débattant comme un diable, un coup suffit à le rendre inconscient. La suite, de son point de vue, n'est plus que brouillard et pénombre...

Ce qui devait se chiffrer en heures passa, et Abel se réveilla à moitié nu sur une chaise, l'esprit encore embrumé par le coup reçu auparavant. En face de lui, un visage taillé à la serpe doté d'une mâchoire puissante le scrutait fixement. Lorsque les brumes se dissipèrent, il reconnut à la perfection le type de pièce où ils e tenait : une salle de torture de l'armée. Abel demanda ce qui se passait, on lui répondit qu'on l'avait retrouvé dans un cachot des forces révolutionnaires. A la question « pourquoi suis-je ici ? », on lui répondit très sérieusement : « un membre de l'armée nous a trahi, il faisait partie de votre régiment. Nous ne savons pas qui c'est, mais il peut se cacher sous les traits d'un prisonnier ». Ainsi débuta l'inversion des rôles, et toute la souffrance qu'Abel avait pu infliger durant son existence, il crut la revivre intégralement en quelques heures. Durant le peu d'instants de calme entre deux interrogatoires, Abel repensait à cette période où il avait été enfermé. Il était chez des révolutionnaires, avait parlé avec un révolutionnaire, et avait observé des révolutionnaires avec une joie incommensurable. Pourtant, cette innocence dans le regard de ces familles de l'extérieur, les visages poupons de ces enfants, rien n'avait la saveur diabolique que l'armée s'échinait à donner à ses ennemis. Ils étaient innocents, tous, dont ceux qui avaient été happés par la folie dévastatrice de cette flotte de la Marine. Une nouvelle séance de torture arriva, et tout s'embrouilla. Alors qu'il crachait son sang, il s'étonna à en ressentir du plaisir, s'imaginant qu'ainsi, il crachait tout le fiel qu'on lui avait fait avaler durant toutes ces années. Il se remémora les visages de toutes ses victimes, sa neutralité à leur égard, et sa fierté du travail accompli. Il fit le lien avec son propre traitement, infligé par ceux qu'il avait juré de servir. L'ironie de la situation lui monta au nez, brûlant son visage endolori par les poings pseudo-alliés. Les yeux fermés par la douleur se rouvrirent pour observer de nouveau ce qui l'entourait. Son regard changea, il vit différemment. Enfin, il avait compris.

- Chapitre 5 : la promesse du Démon faite à Dieu -

Abel avait été gardé un an supplémentaire, et son passage en geôle révolutionnaire, en comparaison, lui avait paru être un camp de vacances. Ce voyage en enfer avait cependant eu un effet « bénéfique » : lui laisser le temps de remettre en question toute son existence, et connaître l'amer goût du regret. Si loin de Dieu au départ, cette expérience avait réconcilié le démon Abel avec le Seigneur qu'il avait accusé de tous les maux au départ. La douleur subie durant une année complète s'était muée en supplice mérité. Après tout, toute cette douleur, ne l'avait-il pas infligée lui-même a des pseudo-ennemis du Gouvernement, dont la vie privée ressemblait sans doute fortement à celle de ceux qu'il avait vu sourire puis périr ? Où était la Vérité ? Mais surtout, où était cette sacro-sainte Justice, scandée par la Rose Croix depuis son plus jeune âge ? Quid de la place d'Abel dans ce monde ? Ce qui était emmêlé comme un colossale paquet de noeud au départ, se clarifia au fil des mois. Ce qu'il avait infligé, il l'avait reçu en retour. Ceux qu'il avait vu mourir, il les avait vu sourire, avant de mourir de nouveau. Ce chemin de croix, pour Abel, ne pouvait avoir été pour lui par hasard. Quelqu'un était à l'oeuvre, et pour lui, c'était Dieu. Qui était la voix ? Elle aurait pu être celle d'un révolutionnaire jouant avec lui, essayant de lui ouvrir les yeux, celle d'un prisonnier adjacent à l'esprit fou... ou encore, celle de Dieu. Là encore, Abel élargit peu à peu la faille logée dans son subconscient pour s'ouvrir à la réalité. Durant des années, il avait torturé, trompé, et tué à tort. Son ignorance et les mensonges de ses chefs ne pouvaient décemment pas être utilisés comme prétexte afin de soulager sa conscience, il fallait assumer ce passé horrible, et demander le Pardon. Et qu'importe si à ce stade, rien ne pouvait réparer ses erreurs, cela ne changerait rien. Mieux vaut une âme propre jetée en Enfer, qu'une âme viciée achetant le Paradis.

Alors que le traître fut découvert, et Abel innocenté parmi tant d'autres soldats ayant reçu le même traitement, le Gouvernement n'entendait pas laisser fuiter ce genre de pratiques, exercée sur ses propres hommes. Le « nettoyage » fut décrété en silence, et les soldats commencèrent à se faire exécuter en plein milieu d'une nuit sans lune. Comme prévu, une révolte éclata, menée par des soldats incapables d'exécuter pareil ordre. La cohue de cette nuit funeste se termina par un bain de sang, lorsque le CP9 fut dépêché pour éliminer tout contestataire présent sur l'île d'Expurgh. Cependant, Abel, plutôt que de se battre, avait une autre idée en tête : ne pas mourir au beau milieu d'un charnier inconnu, et s'enfuir pour mener une vie dédiée à laver ses fautes. Profitant de la panique générale, il se glissa dans une benne à ordure, évitant de peu le broyeur géant nourri de cadavres encore chauds, puis se terra parmi les défunts pour n'en sortir qu'une fois l'attention des exécuteurs relâchée. Couvert de sang, les muscles atrophiés, il se glissa de justesse à bord d'un navire marchand qui commerçait avec le village voisin. Découvert par les matelots qui étaient en fait des pirates déguisés et fuyant les ennuis, il fut soigné et accueilli avant d'être déposé au premier port pacifique rencontré. Encore une fois, Abel put constater de l'immense complexité régnant au sein de telle ou telle faction. Il avait été éveillé par des révolutionnaires - bien qu'emprisonné - et soigné par des pirates, après avoir été torturé et condamné à mort par le Gouvernement... Abel se cacha un moment et reprit des forces, caché au sein d'un monastère peuplé d'affables prêtres qui ne lui posèrent aucune question. C'est après quelques mois de prières intenses et avec un esprit apaisé, qu'il jura devant Dieu de consacrer sa vie à faire l'inverse de tout ce qu'il avait pu faire. Parfaisant ses connaissances médicales pour soigner et non tuer, maîtrisant son pouvoir pour défendre et non agresser, Abel travailla sur lui-même, acceptant ses démons, pour en tirer la force nécessaire à son dessein...

Devenir pirate ne lui effleura pas l'idée de suite. Mais à force d'écouter les légendes, cette quête du One Piece lui fit furieusement penser à la quête du Graal. Et même si ce One Piece n'avait rien de sacré, il avait l'avantage de constituer un objectif, un point d'arrêt. Plutôt que de rejoindre les rangs d'une autre armée, la Révolution, il préférait commencer son combat en devenant son propre maître. C'est ainsi qu'Abel, qui jusqu'à présent n'avait pas le droit de porter son véritable nom de famille, devint Godwrath D. Abel. Il porterait un uniforme similaire à celui de la Rose-Croix, afin de s'en approprier l'usage, et pour le laver de toute cette idéologie crasse, à l'instar de son âme. Une sorte de compagnon invisible, un fétiche qui aurait connu les mêmes choses que lui.

C'est ainsi que débute véritablement l'histoire de Godwrath D. Abel, le démon qui promit son âme à Dieu pour un instant de paix parmi les Hommes, avant de rejoindre cet Enfer qui lui seyait tant.